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Sous le contrôle des machines
29 avril 2019

L'interrogatoire

— On a beau être ouvert au changement, le coup de genou dans les joyeuses était-il réellement indispensable ?

— Nous n’avons pas dépassé le cadre de la procédure en matière de garde-à-vue.

— Vaste cadre. Ce n’est plus de portrait de famille qu’il s’agit mais de fresque murale.

— Ce cadre effectivement a été élargi par ces nouvelles lois sécuritaires.

— Bientôt vous ressortirez la gégène !

— Nous serions dans notre droit de l’utiliser dès à présent. Seulement d’autres lois, celles-là en matière d’environnement, nous imposent de veiller à ne pas trop consommer d’énergie.

— Bien sûr, l’écrasement des testicules d’un suspect par un fonctionnaire de police, ça ne mange pas de pain.

— Vous savez ce que c’est, docteur, de prendre à cœur son ouvrage.

La femme médecin acquiesce. Puisqu’elle est une des rares de sa profession à partir encore à la rencontre de ses patients, il arrive que le commissariat ait recours à ses services. Face à un mort, il s’agit de médecine légale. Après un interrogatoire dans les règles de l’art, c’est presque la même chose. Le législateur dans sa grande sagesse a sans doute estimé que, pour qu’un semblant d’ordre s’installe au milieu d’un désordre si vaste, mieux valait laisser les commissariats devenir des pétaudières. On se montre plus créatif en dehors de règlements trop stricts.

Et ces flics-là d’imagination n’en manquent pas. Pour peu qu’on ait l’esprit taquin, ça peut même paraître amusant.

— Qu’en pensez-vous, est-il possible de lui poser encore quelques questions ?

— Techniquement, il me semble que oui. D’un point de vue moral, c’est autre chose.

— Nos concitoyens ne s’encombrent pas l’esprit de morale, docteur. Ils exigent d’être protégés.

La fliquette a le zèle des débutants. Seulement est-elle encore une débutante ? Bonne ou mauvaise, les habitudes s’attrapent aussi rapidement que le rhume. Comme tous les esprits simples, les flics, quand ils ont appris une méthode de travail, ne songent plus à la modifier. Seule la remise en question de ses acquis permet de progresser. Les fonctionnaires ne cherchent nullement à progresser, ils stagnent comme une eau croupie et lorsque ça sent trop mauvais, c’est que l’heure de la retraite est arrivée.

A66

 

— Très bien, reprenons depuis le début, lance la fliquette d’un air résigné un peu las.

Il est là, à poil, menotté sur sa chaise, le Jean-Pierre. Il a mal. Il a froid. Il ne sait plus l’heure qu’il est depuis le temps que ça dure. Il s’affaiblit sans cesse quoique au-delà de toute fatigue. Un vague espoir l’anime encore. De plus en plus vague.

C’est la vie, ça. Rien ne vous apprend mieux la vie qu’un séjour au commissariat. Comme la vie, ça vous met le moral ainsi que le bonheur des dames en berne. La vie ce n’est pas flamboyant, c’est un lent apprentissage du renoncement.

— Le matin du 17, vous ne vous êtes pas brossé les dents !

— Je n’ignore pas que l’hygiène dentaire est obligatoire comme tout le reste. Je paierai la contravention. Pas de problème.

— T’es pas là pour une contravention impayée, débile !

— Je me disais bien que l’Etat policier avait des lacunes. C’est déplorable.

— Aujourd’hui, tous les objets ont été rendus intelligents grâce à l'adjonction de puces. On sait tout de toi dans les moindres détails.

— Dans ce cas vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je vous adresse toutes mes félicitations.

— On sait combien de fois tu t’es servi de ta brosse à dents depuis que tu l’as achetée et à quelles heures. On sait que tu ne t’es pas nettoyé les crochets même si, le matin du 17, tu as pris ton petit déjeuner.

— Une négligence dont je me repens, je vous l’ai déjà dit.

— Quel drôle de petit déjeuner c’était !

— Je ne crois pas. Les petits déjeuners de célibataire ne sont jamais drôles. Mélancoliques et assoupis, dirais-je plutôt.

— Tu ne t’es pas assis à ta place habituelle. Pourquoi es-tu resté debout à boire ton café ?

— Jamais je ne petit déjeune debout, ça ralenti la digestion. Vous savez, je possède aussi des chaises plus anciennes qui ne sont pas équipées de capteurs. Il suffit d’apprécier les antiquités pour que toutes vos théories prennent l’eau. 

— D’accord, tu poses ton cul sur des sièges branlants ; n’empêche que pour faire ton café t’as opté pour le dernier modèle.

— What else ?

— Ta cafetière nous indique qu’elle a servi le matin du 17. On est d’accord. Seulement ton grille-pain que tu utilises quotidiennement s’est tourné les résistances. Donc, tu pouvais très bien rester debout puisque tu ne mangeais rien.

— Il se peut que j’aie préféré des cookies exceptionnellement. Je serais curieux de savoir ce que raconte ma boîte à gâteaux…

— On lui a demandé, tu penses. Elle est muette comme une tombe. Elle aussi, c’est une antiquité.

— Mais c’est vrai, ça m’était sorti de la tête. Pas de chance pour vous, officier.

— Le matin du 17, tu étais trop stressé pour avoir faim et même pour t’asseoir. Tu as seulement bu ton café en vitesse, ce qui n’a sûrement pas arrangé ton état.

— Dommage que nous n’ayons pas passé la nuit ensemble, mademoiselle. Vous ne raconteriez pas toutes ces bêtises.

— Ca ne m’aurait pas empêché de te broyer les couilles, sois-en persuadé.

— Telle est la raison pour laquelle nous n’avons pas dormi côte à côte, je ne suis pas masochiste.

— C’est parce que tu n’as pas baisé comme un lapin qui a confondu la boîte de Viagra avec ses carottes, que tu t’es cru dispensé de prendre ta douche, le matin du 17 ?

— Mazette, la compagnie des eaux est, elle aussi, passée aux aveux !

— Toute ta consommation en flotte, de tes chiottes à chacun de tes robinets, figure détaillée sur ta facture. C’est ça la chasse au gaspi.

— Si j’ai bien compris, la rareté de l’eau potable constitue une excuse valable pour s’intéresser de près à mes ablutions…

— Je me fous de savoir si t’as le cul propre ; en revanche tu m’as l’air d’avoir le nez sale !

— Maintenant, ça me revient. Le 17 au matin, je me suis lavé au lavabo.

— La nappe phréatique t’en remercie, mais pour moi ça paraît singulier. Pourquoi cette toilette de chat ? T’avais peur d’avoir froid ?

— Pour la même raison que je me suis contenté d’un petit déjeuner frugal, j’étais en retard.

— Qu’est-ce donc qui t’a foutu à la bourre ? T’as pas regardé de film, pas allumé la radio. Même pas consulté tes messages. On te l’a dit, on a tout vérifié. Aucun détail de ta minable petite vie ne nous a échappé.

— Et si j’avais lu un livre ?

— Lire un livre… Tout seul sans communiquer… Comme un pauvre type…

— Très bien, j’ai eu une panne d’oreiller, ça vous paraît plus crédible.

— Connerie ! Ton réveil a sonné le 17 à 6h45 comme chaque matin. Notre service technique a épluché sa mémoire et il est catégorique.

— Peut-être dormais-je si bien que je ne l’ai pas entendu cette sonnerie… Peut-être m’a-t-elle réveillé et je me suis rendormi ensuite…

— Tu oublies une chose. Ton réveil est en parfait état de marche et il aurait sonné encore et encore, jusqu’à ce que tu te lèves. C’est la norme actuelle. Elle a entraîné dans toutes nos entreprises une baisse de l’absentéisme et un gain de productivité.

— Et si j’ai souhaité être absent et improductif, ce jour-là ?

— Tu as eu tort. Et puis surtout tu me caches la vérité. Le matin du 17, si ton comportement s’est révélé fort inhabituel, c’est parce que tu étais troublé par ce que tu projetais de faire.

V08

 

La fliquette n’est pas sans charme. Jean-Pierre la méprise autant qu’elle le méprise. Il ne peut cependant s’empêcher d’avoir envie de la séduire. Et de souffrir de n’y point parvenir. Seuls les esprits forts savent mépriser comme il faut. La fliquette en est un. Pas Jean-Pierre, toujours à la recherche d’un peu d’aide, d’un point d’appui. Il sent que le monde toujours se dérobe sous ses pieds. Les autres ont bâti sur du dur. Lui évolue au milieu des sables mouvants.

— Hé ! Où tu es là ?... Fais un peu gaffe quand je te cause.

— Excusez-moi, c’est difficile quand on est attaché à poil sur une chaise de n’avoir pas envie d’éclater de rire.

— Très bien, on va se marrer. La borne à ton travail enregistre ton arrivée à 8h15 précises. Il n’y a aucun risque d’erreur, comme tu le sais, avec la puce que tu portes implantée dans le bras.

— Loin de moi l’idée de contester les bienfaits de la haute technologie.

— Tu arrives toujours à 8h15.

— Et comment ! Tous les employés subalternes écopent d’une pénalité dès la première minute de retard. Il en va autrement pour les cadres, ça va de soi.

— Avec dix ans d’ancienneté, t’as pas été foutu de t’élever un peu dans la hiérarchie ?

— Ce n’est pas dix mais onze longues années durant lesquelles j’ai réussi à conserver ma place. Si l’on tient compte de l’augmentation constante du chômage en dépit de chiffres officiels truqués, ce n’est déjà pas si mal.

— On ne saurait en vouloir aux gagne-petit de se contenter de peu, sinon il n’y aurait plus de capitalisme possible. Revenons à nos moutons, tu ne m’avais pas affirmé être à la bourre le matin du 17 ?

— Quel imbécile a prétendu que le temps perdu jamais ne se rattrape ? Ce flicage constant dont on doit tous s’accommoder, ça vous motive salement sitôt qu’il s’agit de commencer un entraînement d’athlète.

— Ah, j’oubliais que t’être privé de ton petit-déj’ t’avait fait gagner des minutes précieuses.

— Dommage, c’est le repas le plus important de la journée. Ce matin-là, je ne me sentais pas trop en forme.

— Que tu dis. Mais abordons un autre sujet. Evoquons un peu ton ex-femme Anne. Je suis convaincue que le matin du 17, tu n’arrêtais pas de te demander ce qu’elle faisait.

— N’est-ce pas normal de penser aux gens qu’on aime ?

— Anne t’avait pourtant plaqué.

— L’absence loin de les éteindre fortifie les sentiments.

— Tu l’aimais davantage depuis qu’elle s’était tirée ?

— Ben oui. Absente, elle me faisait moins chier.

— Le matin du 17, on ne note aucun changement dans les habitudes de ton ex. Elle ne touche plus aux anti-dépresseurs depuis qu’elle a refait sa vie. Anne est d’autant plus détendue qu’elle a eu deux rapports sexuels dans la nuit. Tu veux des détails ?

— Ne vous donnez pas cette peine. Je connais les goûts de ma femme.

— Ceux-là, je ne suis pas trop sûre. Mais si tu ne veux pas que je te lise le relevé de sa puce, libre à toi. En ce qui te concerne, toi non plus tu n’as pas bouleversé ta petite routine au bureau.

— J’ai appris comment y traîner ma flemme sans trop me faire remarquer.

— Je me trompe où tu n’es pas plus courageux qu’ambitieux ?

— Mes collègues déçoivent parce qu’ils ne tiennent pas leurs promesses. De moi, la direction attend peu, ce qui fait que je puis aisément contenter mes supérieurs.

— C’est pas bête et tu étais près d’encore satisfaire ton patron dans la matinée du 17, sauf qu’en y regardant de plus près… L’on remarque sur ton ordinateur un nombre inhabituel de cafouillages même pour un abruti tel que toi.

— C’est le prix à payer pour n’avoir pas absorbé le petit déjeuner des champions !

— Ta gueule ! Et le résultat de ton analyse d’urine ?... Celui-là aussi tu comptes le justifier en allant piocher dans les slogans publicitaires ?

— Je pisse toujours honnêtement et avec un plaisir égal.

— Avec plaisir, peut-être, mais pas de la meilleure façon qui soit. Tu n’ignores pas que les chiottes dans ta boîte analysent les excréments des employés de façon à vérifier qu’ils ne sont pas défoncés. Or, le matin du 17, on détecte dans tes urines des traces de sang tout à fait inhabituelles. Pourquoi avais-tu avalé deux cachets d’aspirine alors que tu n’en prends jamais ?

— Est-ce devenu illégal d’avoir la migraine ?

— Pas plus que de ressasser de mauvaises pensées. Seulement tu conviendras que c’est un indice de taille.

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