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Sous le contrôle des machines
8 avril 2019

Un amour moderne (première partie)

« Une vie, c’est d’une longueur… C’est d’un creux… Une vie, c’est la traversée du désert et rien qui nous attend au bout. C’est en pure perte qu’on se fait cramer la couenne », gémit-il.

— Et moi qui effectue cette longue marche à tes côtés, je ne compte pas ?

— Sans doute. Parce qu’il en faut, tu sais, des haltes et des points d’appui pour arriver au terme d’une aventure privée de sens.

— Sa raison d’être est justement son côté aventureux. Tu ne vas pas te plaindre que l’existence ressemble à un album de Tintin.

— L’œuvre d’Hergé, c’est du papier. Tintin est un jeune homme innocent. En ce qui nous concerne, l’innocence est la première chose dont nous devons apprendre à nous débarrasser si nous voulons survivre.

— Oh, tu m’embêtes à pleurer ainsi sur toi-même. Je ne nous considère pas si coupables que cela.

— C’est parce que les points de comparaison te manquent.

Adeline est interloquée. Elle connaît bien Gilles et ses crises. Crises de la vingtaine, de la trentaine… Gilles ne rate aucune crise. Ainsi Adeline a-t-elle découvert avec Gilles qu’il existait une crise des vingt-trois ans, une autre des vingt-quatre, des trente et un et des trente-deux… Adeline sait son mari par cœur, et c’est pour cela qu’elle ne le voit pas fréquenter des cœurs purs, des mystiques, voire des saints  Adeline jamais n’aurait épousé Gilles si elle avait vu en lui un idéaliste. Les pleurnicheries de Gilles toujours l’ont agacée. Il n’empêche que Gilles, bien que geignard, sait tenir son rang et retomber sur ses pieds.

— Cette apparition de prêcheurs et de faux prophètes sur l’Internet est des plus horripilantes, s’énerve-t-elle. Si cette société industrielle a des défauts, c’est sûr, ils ne lui sautent pas aux yeux. Adeline s’en accommode. C’est pour elle une question d’éducation. Adeline se vante d’en avoir reçu une excellente.

— Ce n’est pas l’Internet. C’est ma petite hypnose personnelle.

Adeline enfin comprend. Et, tandis que son visage s’empourpre, elle se mord fort l’intérieur des joues dans l’espoir de ne pas éclater de rire.

A38

 

Comme on se maudit d’avoir emprunté le mauvais itinéraire qui vous a fait érafler votre véhicule contre un obstacle, ou bien d’être sorti cinq minutes trop tôt et d’être tombé sur un raseur maintenu à l’écart des mois durant.

Comme on se maudit d’avoir rencontré la bonne personne, puisque l’amour véritable fait si mal que plus rien, pas même l’usage des machines, qui de tout préserve, ne nous empêche de souffrir comme un damné.

L’amour véritable progressivement disparaît parce qu’il est contre-productif. On est là que pour s’amuser sans jamais trop réfléchir, merde. Pour se payer ça, il faut bien qu’on travaille. Et même dur. Notre existence si fun n’est qu’une vie d’esclave. C’est pour ça que sans arrêt on se presse. Dans cet espoir sans cesse remis à plus tard de correspondre à l’image idéale, l’image libérée qu’on nous a fabriquée de nous-mêmes. Nous ne nous regardons pas. Complaisamment, nous nous fions au regard de ceux qui nous ont promis le bonheur. Quoi d’étonnant qu’on leur ait laissé mettre des caméras de surveillance absolument partout. Nous leur laissons nous dire si notre vie nous convient. Aveuglément, nous nous fions à leur jugement.

Gilles autant qu’un autre. Sortir du lot, c’est se mettre en danger en ces temps de production de masse standardisée, de traçabilité totale. Gilles sait que le moindre faux pas est comptabilisé. A jamais archivé. Les fichiers débordent. Les dossiers s’empilent. C’est le droit à la vie privée que d’ignorer combien les autres en savent long sur nous.

V08

 

— Je ne suis pas du tout certain que ce logiciel-là vous convienne.

La mâchoire de Gilles se décroche. De quoi se mêle-t-il, l’autre ? Ce vendeur qui a le culot d’être là en face de lui plutôt qu’une vague silhouette en hologramme ou sur un écran. Bientôt tous les magasins n’auront plus de vendeurs. Juste des spécialistes qu’on interpellera à distance. A des centaines de kilomètres même. L’absence du vendeur limite le choix du client. Paradoxalement, l’absence de vendeur facilite la vente. On se fie à ce qu’on connaît déjà, autrement dit le matraquage publicitaire a force de loi. Le client n’est pas tenté de regarder ailleurs. Un bon acheteur a le regard franc et droit. Il ne louche pas.

C’est bien ma chance, se lamente Gilles, d’avoir encore le choix. Gilles est là avec ses sous, aussi virtuels que le reste. Gilles multiplie les efforts pour se sentir dans la norme. Il en existe tant de ces normes à la con. Il est si difficile d’être toujours conforme.

Gilles se laisse porter par le vent dominant ; or, voilà qu’il est rentré dans ce magasin rétrograde. Gilles veut consommer, nom d’un putois ! Il ne sait donc pas ce que c’est, ce commerçant ? Gilles en veut pour son argent fantôme. Il veut acheter du vent, ni plus ni moins.

— Attendez, je vais encore consulter votre dossier…

Mais de quel dossier s’agit-il ? s’alarme Gilles en silence comme tout consommateur qui se respecte. La consommation n’est pas un acte de rébellion, c’est tout le contraire même. Que font les accros du bio, sinon exiger de l’industrie de nouvelles stratégies. Que font-ils sinon faire marcher le commerce en obligeant les gros à se faire passer pour des petits.

En toute logique, se rassure Gilles, un vendeur lambda n’a accès qu’à des informations basiques en ce qui le concerne. Mais comment en être absolument sûr ? Tout est information de nos jours. Et l’information transpire. Y’a pas moins étanche que les secrets à notre ère informatisée.

— J’avais raison, ce matériel est loin de satisfaire à vos exigences. Essayez plutôt celui-là.

Gilles, avant d’avoir eu le temps de dire ouf, se retrouve avec du nouveau matériel entre les mains. Il voudrait protester, or, il n’en n’a pas l’habitude. Il regarde le vendeur avec méfiance, avec inquiétude même. Gilles se demande d’où l’autre zozo tire ses renseignements. Quoi qu’il en soit, Gilles se sent intimidé face à cet homme qui semble le connaître mieux qu’il ne se connaît.

— Nous faisons une forte remise de 45% sur ce modèle-là, annonce le vendeur histoire de lui faire fermer sa gueule. Le vendeur est jeune encore, exagérément zélé. Un de ses collègues plus expérimentés aurait tout de suite compris que Gilles n’allait pas la ramener. L’eût-il voulu qu’il s’en serait senti incapable. Cela dit trouve-t-on encore de ces vendeurs plus âgés ? La direction de ce type de magasins les estime-t-elle encore assez agressifs, assez rentables ?

— J’imagine que c’est mon jour de chance, lâche Gilles qui cherche à dissimuler sa déception derrière un trait d’humour. Mais le vendeur est insensible à l’humour. La vente est un métier sérieux, surtout lorsqu’on compte parmi les derniers de sa profession.

— C’est un modèle magnifique. Peut-être trop performant. Certains de nos clients, pas assez avertis, ont connu quelques déboires d’où la baisse du prix.

— Et vous me trouvez digne de lui, ironise encore Gilles. Mais un peu amadoué, flatté tout de même.

— Moi, monsieur, je ne juge pas. Je me fie aux données dont je dispose. Elles peuvent être incomplètes, évidemment. Sachez que le magasin en cas d’erreur n’est pas responsable. Ce matériel ne sera ni repris ni échangé. Nous ne nous engageons pas davantage à vous dédommager pour les dégâts qu’il peut provoquer.

V03

 

— En somme, tu souhaiterais que je te réconcilie avec ta maîtresse ?

— Elle n’est pas ma maîtresse. Pas encore. Je veux que tu lui suggères de le devenir.

— Mais je suis ta femme !

— Ben oui. Je n’ai pas oublié.

— N’est-ce pas trop exiger, même de la part d’une épouse dévouée ?

— J’y ai bien réfléchi. Ca me paraît être la solution la plus commode.

— Pour toi.

— Si tu crois que je m’amuse ! Je suis au contraire désemparé. J’avais dans l’idée d’acquérir une fille facile, seulement cet imbécile de vendeur s’y est opposé. Je me demande bien quels renseignements figurent dans mon putain de dossier.

— Il y est consigné que tu es un irrésistible séducteur, mon chéri.

— Plutôt un imbécile sentimental. Ou bien les filles fougueuses sont-elles réservées au repos du guerrier ? Il semblerait bien que je ne sois pas catalogué comme tel.

— Tu as toujours été mon preux chevalier.

— Autrefois sans doute, mais me vois-tu toujours ainsi ? Le mot toujours n’est pas de mise dans une société où tout évolue si vite, à commencer par les sentiments.

— Que veux-tu, nous devons accompagner les changements de notre époque sous peine de ne plus avoir de rôle à y jouer.

— Justement, je me demande quel est le mien, dit Gilles avec désespoir.

Alice pose sur son grand imbécile de mari un regard tendre et compatissant gâté d’un peu de pitié, qu’elle ne prise guère mais qu’elle ne peut s’empêcher de lui adresser de temps à autre dans ses périodes de tourment. Elle en sait le danger et cela la glace. Les femmes apprécient hautement de vivre dans une société si sécuritaire.

Alice décide de se débarrasser au plus vite de cette corvée.

— Eh bien soit, je ferai valoir tes mérites auprès de cette jouvencelle. Après tout, si je t’aime aussi fort que je le crois, rien ne saurait m’humilier venant de toi, soupire-t-elle crânement.

Gilles comprend que sa meilleure idée n’est que bien peu supérieure à toutes celles, plus bêtes encore, qu’il a pu avoir.

— Ton héroïsme me touche, seulement j’ai changé d’avis. Je partirai seul conquérir cette femme qui se fait une si haute idée d’elle-même qu’elle se refuse à tous, si j’en juge par cet avertissement rajouté sur la boîte. Niveau de difficulté 10 dans le domaine de la séduction. Cet enfoiré de vendeur m’a rabaissé au rang d’amoureux platonique, ma parole !

V12

 

Gilles a tant à dire mais n’a plus de mots, plus de pensée. Ses jambes vacillent, son cœur et sa raison vacillent. Il ne sait plus si le sol sous ses pieds, si lui-même, ont présenté un jour un semblant de stabilité.

Gilles se trouve en face de la plus enchanteresse des créatures. Une divinité.

Une femme pareille, évidemment, ne saurait exister. Seulement Miko, Gilles s’en convainc sans peine, existe. Seulement l’Univers existe. L’univers n’est peut-être qu’un vaste néant où tourbillonne une énergie invisible et qui nous apparaît parce que nous croyons en sa matérialité. Il en va de même pour Dieu dont les fidèles sont si convaincus  de sa réalité. Il en va de même, assurément, pour Miko depuis que Gilles l’a aperçue. On ne saurait établir de hiérarchie entre nos songes et notre quotidien. Nous passons indifféremment de l’un à l’autre qui nous sont aussi utiles. Parfois nous franchissons même la frontière qui les sépare sans nous en apercevoir.

Voilà ce qu’est la toute puissante Miko reine du clan Shimida. Despote assumé, elle abolit les limites à son gré. Elle ne laisse la physique intacte que si tel est son bon plaisir. Il ne lui viendra pas à l’idée de se plier à ses dures lois si cela entrave ses desseins.

Gilles ne peut plus prononcer une parole, mais il s’aperçoit que tous les discours qu’il a préparés afin de se mettre en valeur devant la reine Miko sont bien inutiles. Le ver amoureux de l’étoile n’a rien à lui dire — strictement rien. Sa fonction première est de ramper sur un sol fangeux et de se préparer à souffrir.

Il semble déjà à Gilles qu’il endure mille morts, cependant…

La toute puissante reine du clan Shimida l’a remarqué et sans attendre elle se dirige vers lui. Le bracelet d’or fondu au cœur même de l’astre du jour et qui est le garant de l’équilibre de notre monde, ainsi que de tous les autres, brille à son poignet d’une lumière si vive qu’elle en est insoutenable. Cependant Gilles tout entier absorbé par sa béate contemplation de la reine y attache peu d’importance.

Gilles intimidé, paniqué même, sent les lèvres de la reine toute puissante se poser sur les siennes sans respect aucun du protocole. Au reste, c’est avec une politesse glacée que Miko, d’ordinaire, accueille les rares étrangers qui ont l’audace de s’aventurer jusque dans son royaume. Le contact qu’elle peut avoir avec ces intrus, ces indignes, se limite à une salutation à demi audible seulement et lâchée du bout des lèvres. Une corvée supplémentaire dans la vie contraignante d’une souveraine.

La cour retient son souffle tandis que Gilles définitivement perd le sien. Le baiser n’en finit pas. Gilles ne saurait rêver d’un trépas plus doux.

Cependant Miko la cruelle, Miko l’intransigeante, alors qu’elle en a tant éconduit n’a nulle envie de le voir disparaître.

Avec la même spontanéité qu’elle l’a embrassé, elle lui avoue son amour :

— Vous êtes sir Gilles l’homme que nous attendions depuis toujours. 

V11

 

 

Les redoutables ninjas cherchent à s’emparer du bracelet de Miko. Celui que portent toutes les reines du clan Shimida depuis d’innombrables générations. Les redoutables ninjas projettent de déstabiliser notre monde et tous les autres. Gilles est plus inquiet pour les autres mondes que pour le nôtre. Le nôtre, on ne verra peut-être aucune différence si la perte du bracelet le déstabilise.

Miko lutte héroïquement à la tête de ses troupes aguerries aux combats les plus meurtriers. Gilles, plus vaillant qu’il ne s’y attendait, ne tarde pas à s’engager à ses côtés. Souvent ils terrassent leurs adversaires en se sauvant mutuellement la vie.

Parfois une traîtrise fait que Miko se retrouve prisonnière et soumise à des supplices qui font frémir Gilles autant qu’ils le fascinent. Toujours Gilles, seul ou secondé par le clan Shimida, parvient à arracher Miko des griffes de ses geôliers. Souvent lorsque ceux-ci abusent de Miko après avoir marqué son merveilleux corps avec les impitoyables lanières de leur fouet.

Est-il besoin d’ajouter que Gilles avec l’infatigable et sensuelle Miko atteint des sommets de félicité qu’il n’avait jamais soupçonnés ?

V13

 

Ces heures d’extase sont largement diffusées sur la toile puisque le logiciel en ce domaine ne garantit à Gilles aucune discrétion.

Cet homme pourtant pudique ne ressent aucune gêne. Gilles sait n’être pas le premier à s’exhiber ainsi. Gilles se montre fier de conduire à des orgasmes multiples une divinité. Sa célébrité naissante le grise.

Gilles, ce personnage falot qui n’a de prise sur rien dans le monde réel est en passe de devenir sur la toile un héros. Il est celui qui, le premier depuis que le logiciel existe, est parvenu à dégeler Miko.

Et quelle nature ardente se dissimulait sous la couche épaisse de glace. Quel océan de lave en fusion. Le public est brûlé par ses projections.

 

                                                                                                     A suivre...

N04

 

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