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Sous le contrôle des machines
17 avril 2019

Un amour moderne (deuxième partie)

L’inconcevable soudain se conçoit.

L’inconcevable ce n’est que pour les médiocres, les sans esprits. Gilles n’est plus cela.          

Miko la déesse devant lui s’agenouille. Miko l’inaccessible, la reine guerrière que respectent tous ses ennemis. La reine guerrière que tous ses ennemis dotés d’un soupçon de raison ne peuvent s’empêcher de craindre. Miko la barbare, Miko la civilisée, Miko la magnifique.

Miko ne fait pas que partager son royaume, sa gloire. Elle se donne tout entière.

— Fais-moi l’honneur, Sir Gilles, d’accepter ma demande en mariage. Jamais nulle femme n’aura été plus comblée.

« Une si, tout de même » parvient à penser Gilles en dépit de son trouble. Et Gilles de se raccrocher désespérément à cette image d’Adeline tel un naufragé à sa planche de salut dans une eau particulièrement agitée.

Le trouble comme la tempête est trop fort, et Gilles laisse s’échapper Adeline. Du mariage avec un avatar, voilà ce qu’il en sait : certains pays le reconnaissent, d’autres pas. Son pays ne le reconnaît pas. Pas encore. Son pays a l’échine souple des perdants et finit par adopter, bonnes ou mauvaises, toutes les modes. En règle générale, le fait d’être déjà marié ne constitue pas un obstacle pour des épousailles virtuelles.

Allons, ce n’est pas que Gilles n’en ait pas envie — quel homme digne de ce nom repousserait Miko ? — c’est plutôt qu’il n’ose pas. Gilles est un pusillanime qui redoute les changements radicaux. Un second mariage sans annulation du premier lui semble être une transgression trop considérable pour qu’il se risque à la commettre.

L’homme marié de longue date a, profondément ancrée en lui, la crainte de bobonne.

Gilles est particulièrement minable à bredouiller de la sorte, à reculer alors qu’il ne saurait être un homme s’il ne franchit pas l’obstacle.

Miko devrait le fendre en deux de son sabre aiguisé à faire tomber les têtes les plus solidement attachées, elle se contente de l’implorer du regard.

— Mon aimé, est-ce à ta femme que tu penses ?

— Ouais, et pourtant je n’y pense pas souvent.

— Le temps a prise sur elle. Elle a tous les défauts d’une humaine. Moi, je suis parfaite et ne vieillirai pas.

— Je sais qu’il ne te manque que de savoir faire la cuisine.

— Ta femme s’offusque-t-elle de notre amour ?

— C’est là un sujet que j’évite avec elle. On ne peut pas parler de grand-chose avec une épouse humaine. J’avancerai même qu’on s’entend d’autant mieux qu’on ne se parle pas.

— T’a-t-elle adressé la moindre remarque ? S’est-elle montrée jalouse ?

— Adeline est une femme admirable. Les hommes trouvent leurs épouses admirables sitôt qu’enfin elles se taisent.

— Ne me déteste pas, bien aimé, mais les seules femmes qui consentent à être trompées sont des femmes infidèles.

Gilles accuse le coup. Sans grande surprise, à vrai dire. Avant d’être sir Gilles, l’amant de la sublime et incandescente guerrière, il a longtemps eu le profil type du cocu. Si longtemps qu’il n’a pu l’ignorer.

— N’ajoute rien, mon amour, je t’en prie.

— Quelle vile créature je serais si j’ajoutais encore une parole, bien aimé, s’empresse de le rassurer Miko.

Et Gilles craint un peu qu’à défaut du son, elle lui montre des images. Il n’entre pas heureusement dans la programmation de Miko de stocker des données par trop confidentielles. Logiciel sophistiqué, Miko a fini par prendre le contrôle de toute la domotique de la maison et Gilles s’amuse toujours de la voir surgir ici ou là.

Seule Miko sait quelles images ont pu enregistrer les caméras de surveillance installées par prudence dans chaque pièce. Gilles espère seulement qu’Adeline pour ses turpitudes aura épargné son fauteuil préféré. Celui qui fut offert à Gilles par sa mère.

 

Copie de A38

Ce jour-là le mariage est l’évènement de la toile qui n’en manque pourtant pas. Ce jour-là sont venus dans un palais débordant de joie, de serviteurs et de victuailles, tous les vassaux de Miko. De valeureux chefs de clan engagés à son côté jusqu’à la mort. Aucun n’aurait osé être absent. Dussent-ils pour se rendre à la fête parcourir des distances considérables et affronter mille dangers. Il est des rendez-vous à ne pas rater sous peine d’être passé à côté de son existence. Répondre présent est la plus grande préoccupation du brave. Un homme, un vrai, ne vit que pour ces instants.

Quant aux autres chefs, ceux dont le destin n’est pas directement lié à Miko, ceux qui n’ont pas pu faire le déplacement n’ont pas manqué d’envoyer leurs représentants.

Partout dans le palais et aux alentours, la reine Miko étale sa puissance. Les plus grands guerriers s’enorgueillissent de la servir, cependant Miko n’a qu’un désir : celui de se soumettre.

L’union entre la reine qu’on disait à tort frigide et sir Gilles est célébrée et le peuple exulte. Il s’agit à n’en pas douter d’un jour historique pour le clan Shimida.

Et rien n’est trop beau pour célébrer pareil hyménée. La fête, ainsi que l’a décrétée la reine, durera quatre jours et sera la plus belle de toutes.

Comme il se doit, les mets les plus raffinés, les vins les plus fins seront servis au cours du banquet qui regroupe l’élite. Il est prévu que les plus humbles aussi s’amusent. Plus tard, Miko les accablera d’impôts afin de renflouer le trésor royal. Seulement personne à ce moment ne pense à plus tard.

Ce mariage entre la reine parfaite et le valeureux étranger représente une forme d’accomplissement pour le clan Shimida. Le début et la fin. A l’instar de sa souveraine, le clan Shimida, ses vassaux, se débarrassent pour quelques heures du poids trop lourd de l’avenir. Ce fardeau que toute communauté ambitieuse doit pourtant porter quitte à en être écrasée.

Mais le couple s’esquive quand la fête bat son plein.

La nuit de noces se déroule dans des appartements que Miko a fait aménager il y a longtemps. Afin peut-être de ne pas céder au désespoir alors que la solitude l’écrasait.

Gilles y voit un grand lit au milieu de miroirs et de draperies. Des plantes et des fleurs partout. Et aussi des oiseaux, des échassiers ou des rossignols qui profitent des parfums capiteux que dégage toute la végétation en cette heure tardive.

Et la robe brodée de perles et de diamants de Miko glisse et révèle sa beauté sculpturale dont sir Gilles ne saurait se lasser.

Gilles en Miko a l’impression de mourir de plaisir alors que c’est cela la vie véritable.

 

V04

Gilles trouve Adeline singulièrement affairée. En temps de guerre, on fusille les saboteurs. Gilles se rend compte alors qu’il est en guerre avec sa femme.

Adeline s’escrime à chasser Miko du réseau électronique de leur propriété. Il existe un terme technique pour décrire cela : déinstaller. La réaction de Gilles porte elle aussi un nom, et ce terme technique est au moins aussi ancien que l’invention de la poudre : c’est exploser !

En plein courroux, Gilles émet des radiations, Gilles vitupère. Gilles soudain se rappelle des mots les plus orduriers qu’il connaît.

Mais qu’est-ce que le pouvoir des mots à une époque où l’on communique ? Ce qui signifie que tout le monde parle sans que plus personne n’écoute. La communication n’est plus un échange, elle ressemble à une cacophonie.

« Revenons aux actes », pense Gilles dans sa sombre colère. Cet être inculte gavé d’informations contradictoires du soir au matin, qui ignore jusqu’au passé de son pays, se sent nostalgique tout à coup. Si porté à redécouvrir les mœurs anciennes qu’une mornifle part. Adeline en reste le cul par terre, la main posée à plat sur sa joue en feu. Du sang perle à sa lèvre inférieure qu’elle a mordue involontairement.

Il fut un temps où Adeline eût appelé la police, un temps où elle-même et sa chère mère n’eussent pas eu assez de vocabulaire pour qualifier l’inqualifiable devant un tribunal. Un temps, pour tout dire, où Adeline était plus chieuse encore qu’aujourd’hui.

Cependant Adeline semble désormais contaminées par les mœurs anciennes. Celles en tout cas qui régissent l’existence des membres du clan Shimida.

— Continue, mon amour, bats-moi puisque tu aimes tant ça. Moi aussi, j’ai vu sur la toile tout ce que vous faisiez, ta petite pute virtuelle et toi.

— Chienne, c’est de mon épouse Miko dont tu parles !

Et Gilles qui, décidément, ne se maîtrise plus lui en recolle une. Celle-ci fait plus ou moins de dégâts, mais ni l’un ni l’autre ne s’en soucient. Ils découvrent au contraire combien ils apprécient cette relation de maître à esclave. Trop longtemps ils furent sur un pied d’égalité. Rien n’est plus nocif pour les couples que cette égalité des sexes. Cela change les rapports homme femme en une guerre permanente. Mais s’il y a non plus rivalité mais distribution des rôles, alors là…

Gilles a la révélation que sa femme a perdu son amant. Qu’au domicile conjugal ce ménage à trois avec Miko qui lui agréait jusqu’alors ne semble plus être aux yeux d’Adeline un arrangement viable.

Adeline désormais veut reconquérir son mari.

Gilles a prononcé ses vœux il y a peu. Quel salopard il serait s’il venait à tromper Miko alors que leur mariage est encore bien présent dans l’esprit de tant d’internautes.

Fût-ce avec son épouse réelle.

Adeline a ce geste d’essuyer le sang à sa lèvre d’un négligent revers de main et de déboutonner posément son chemisier déchiré.

Gilles se jette sur elle et la prend sur chacun des meubles de la maison. Y compris sur son fauteuil préféré.

Adeline a-t-elle jamais crié son plaisir de la sorte ? Et lui, son cœur a-t-il jamais battu plus fort ?

V07

      

 

Comment une femme s’y prend-elle pour reconquérir un homme ? Point n’est besoin de longtemps s’interroger à ce sujet. L’homme est le maître mais la femme est sa maîtresse et tout est dit. Un homme possédé par une femme demeure en liberté surveillée même si la femme s’en désintéresse. Que renaisse le désir de sa compagne et autour de lui soudain se dressent les infranchissables murailles de sa prison.

Mais Gilles est bigame, donc deux fois pris au piège, objectera-t-on. Gilles est un faible que tout inquiète. Il redoute la richesse autant que la pauvreté. Le pouvoir autant que l’obéissance.

Malheureux dans le monde où il est censé s’épanouir, Gilles ne s’en effraie pas moins d’avoir à régner sur le féroce clan Shimida. Dégoûté par l’atroce banalité du quotidien, il redoute aussi d’y perdre sa place et, pourquoi pas, de devenir un de ces légumes ayant à tout jamais franchi la frontière. Incapables de prendre soin d’eux-mêmes, de cette carcasse qui abrite leur si précieux esprit, parce qu’à tout jamais égarés dans leurs songes cybernétiques.

L’élévation dans la hiérarchie ne bouleverse pas tant qu’on le suppose la nature d’un homme. Cette élévation n’est souvent possible que pour celui qui combat sa nature. Les moins résistants finissent par rendre les armes. Devenu prince, Gilles est demeuré un être veule. Voici qu’à peine commencé, son règne est déjà achevé. Gilles sait qu’il finira par accepter cette déchéance tant celle-ci paraissait inévitable.

V09

 

Adeline a vu le jeu et le jeu lui a révélé son mari autant qu’elle-même. Ces territoires inconnus sur lesquels Gilles s’est si souvent aventuré avec Miko, Adeline a compris qu’elle rêvait elle aussi de les explorer. Avoir été trompée, et avec une telle fougue, par son mari a fait s’envoler toutes ses inhibitions. C’est débarrassée de cet encombrant poids de la morale qu’elle se jette dorénavant dans ses bras. Et souvent.

Gilles est amaigri, fatigué, ses forces déclinent et il doit user d’aphrodisiaques. Il n’en continue pas moins de se consumer de désir pour sa femme. L’existence n’est devenue qu’attente de leurs folles retrouvailles. Au bout de la nuit, au bout de leur endurance, ils se jettent encore l’un sur l’autre. Ils se combattent. Ils s’entredévorent. Bref, ils baisent tant et plus.

Exception faite de ces prouesses sexuelles, Gilles a une vie parfaitement rangée. Trop absorbé pour avoir encore des états d’âme, rien ne lui manque.

Tout lui manque aussi, mais ce vide-là n’est plus qu’un flou. Un piège dans lequel Gilles pourrait finir par retomber si Adeline ne le maintenait pas si fermement contre elle.

V14

 

Gilles a la tremblote. Gilles a des vertiges. Gilles frissonne même sous la plus chaude des couvertures.

Il lui semble avoir donné jusqu’à la dernière goutte de sa semence. Il espère que sa prochaine joute avec Adeline l’achèvera. Ou plutôt l’espérerait-il s’il n’était pas à ce point dégoûté par leur copulation d’une férocité barbare.

Ses amours virtuelles ne lui laissaient pas tant de cicatrices et de courbatures. Son amoureuse virtuelle n’était pas un ogre qui se nourrissait de sa chair, de son sang, de cette liqueur séminale qu’il arrivait encore à émettre, il y a peu, mais en des quantités de plus en plus limitées.

Cet état d’extrême faiblesse ne fait qu’aviver son regret de n’être plus rien. C’est, n’est-ce pas, le vide qui répond au vide et le creuse encore davantage.

A l’approche de l’épuisement fatal, Gilles a ce désir insensé de redevenir quelqu’un. Il est comme un ventre affamé qui crie famine. Asphyxié, il voudrait recouvrer son souffle. Guère plus épais qu’une feuille de papier, il se rêve en trois dimensions.

Gilles est une ombre qui souhaiterait reprendre des couleurs.

Partout, sans cesse, Gilles guette le retour de Miko. Il se rappelle seulement maintenant qu’elle aussi est sa femme. Gilles veut croire l’amour plus fort que tout.

Gilles pourtant n’a pas levé le petit doigt lorsqu’un technicien est venu effacer Miko et son clan Shimida de l’installation domestique.

Il s’est contenté de s’absenter ce funeste après-midi-là. Il donnait raison à Adeline. Gilles donne toujours raison aux autres. Il a tort.

V16

 

Gilles part à la recherche de ce vendeur sans qui il ne serait jamais devenu l’époux comblé du plus inouï des avatars. Mais la boutique appartient au passé dans ce quartier qui ne compte plus ses mues complètes.

Aussi achète-t-il en ligne une fille à soldats. Un avatar des plus atypiques qu’on lui laisse emporter histoire qu’il puisse se défouler après ses méritantes et longues journées d’esclavage.

Ces arrogantes machines dans leurs fichiers ne le considèrent plus comme un idiot sentimental, un élément quelque peu subversif. A lui les plaisirs médiocres du jouisseur et de l’honnête travailleur.

Et cela quoiqu’il ne cesse pas de penser à Miko.

 

                                                                                                        FIN     

        

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